C'est une journée qui commence à 5h. Mes paupières sont les seules à sursauter. Je me demande presque où je suis. J'ai soif. Et trois syllabes qui courent dans ma tête. Très soif. Si je ne bois pas immédiatement, je sais que l'angoisse soudaine ne fera que grandir. J'attrappe mon portable là où je pense l'avoir laissé, pour savoir l'heure. Il n'y est pas. Mais le réveil indique en caractères verts 5h12. Je prend une grande inspiration. Le silence de mon organisme me permet d'entendre une respiration paisible non loin de l'endroit où je me trouve. J'expire, j'essaie de caler ma respiration sur l'autre, mais l'autre a manifestement de plus petits poumons que les miens. Je cesse avant l'hyperventilation. Je me glisse en dehors du lit, esquivant l'ordinateur portable posé sur le sol. J'ouvre la porte, avance, me heurte à une table, tourne à gauche... non, c'est à droite. J'appuie machinalement sur l'interrupteur au moment d'ouvrir la porte devant moi. Mon esprit embué est persuadé que je viens d'ouvrir le réfrigérateur et que c'est le mouvement de la porte qui a déclenché l'éclairage. Mais je suis nez à nez avec des toilettes. Aussi embué soit-il mon esprit fixe les mots à l'envers sur la couverture du magazine posé au sol. Saloperie d'interprêtation des schémas. Je referme la porte, la lumière, je fais demi-tour. Point de départ, porte de la chambre, tout de suite à droite, j'avance. La cuisine est baignée d'une faible lueur orangée, juste ce qu'il faut à mes yeux pour distinguer l'environnement ambiant. Pas assez pour ne pas heurter un animal au sol. Qui miaule. Un chat. Je bois les trois quarts du restant d'une bouteille d'eau.Ma bouche apprécie d'être libérée, à nouveau temporairement, du goût prenant du rhum, du colombo, du coco. Je retourne sous les draps. La respiration n'a pas été troublée par mon périple, elle me berce en scandant trois syllabes, m'endort.
C'est une journée qui commence à nouveau à 10h50. Je vais dire bonjour à ma sœur que je m'attends à trouver dans sa chambre. Elle y est, allongée sur son lit, un poly orné d'un sigle «guerre bactériologique» noir sur fond rouge. Le même que sur les affiches de la station de Tram, pour I am legend, le film avec Will Smith. Je lui demande si son poly est mortel. Elle me jette un regard de pitié, un regard qui dit que je ferais mieux d'aller directement faire du calcul quantique dans ma chambre. Puis elle ajoute un "oui". Et se détourne pour continuer d'apprendre la liste de la composition des acides aminés. Je sors. Je me douche. Je m'apprête à enfiler mes affaires de la veille, mais tout est imprégné d'une odeur d'acras un peu désagréable.
A l'arrêt de bus, la convergence de Keren Ann et Muse dans mes oreilles via mon Shuffle me rappelle les trois syllabes de la nuit. Je me demande si tout n'a été qu'un rêve, ma main crispée par le froid sur mon téléphone portable désespérément inerte et glacé dans la poche droite de mon jean. Dix minutes d'attente, cinq minutes de bus, dix minutes d'attente à nouveau, cinq minutes de bus encore. Il fait froid mais il fait beau. J'ai sept minutes d'avance pour le cours que je dois donner. J'en profite pour aller voir les horaires du bus de retour. 06, 36, 54. Je répète mentalement pour m'en souvenir.
Mon élève m'annonce qu'elle a eu 4,5 à son dernier devoir. Je regarde ce qu'elle a fait. N'importe quoi. Je suis toujours surpris de voir que seuls devant une feuille blanche les élèves sont capables d'écrire les choses les plus stupides au monde, alors que si je reste silencieux, un œil penché au-dessus de son épaule à faire la même chose, alors elle se débrouille bien. Un peu lente certes. Mais on va modestement viser un 11 ou 12. Pas un 19. Ce serait illusoire. Sa mère fait irruption, l'air un peu fâchée. Probablement de devoir débourser 22,50€ par semaine pour une absence de résultat. Je ne sais pas quoi donner comme excuse à sa fille. Elle me tends 30€ parce que je suis resté une demi-heure supplémentaire. Je me dis que ça me rembourse le repas d'hier soir. Puis qu'en fait non, il a déjà été remboursé par le cours précédent. Sur l'escalier qui mène à l'entrée, le carton de Guitar Hero III. Je me dis que ces 30€ disponibles iront peut-être dans une Wii.
Mon portable indique qu'il n'a pas reçu de message et 15:58. Le panneau indique que le prochain bus est dans 23 minutes. J'insère mes écouteurs dans mes oreilles, Death Cab cette fois-ci déclenche la résonnance des trois syllabes fatidiques. J'attends que l'écran de mon téléphone indique 16:02, décide que j'ai vraiment raté le bus et me dirige vers le Bois de St Cucufa, le plus court chemin entre ici est chez moi. Le soleil est déjà bien bas à l'horizon. Orange. Comme dans la cuisine cette nuit. Les trois syllabes à nouveau. Je me trouve un peu nul. Vraiment. Je marche d'un bon pas. Je voudrais être chez moi avant que le soleil ne disparaisse complètement derrière la colline. Les arbres coupent un peu le vent. Il fait froid et sec sur mes joues. C'est agréable de marcher là, seul, sans aucun être vivant à quelques centaines de mètres à la ronde. Je m'écarte pour laisser passer un cycliste en pensant qu'habituellement, c'est moi le cycliste et que personne ne s'écarte jamais pour me laisser passer.
Ma sœur n'a pas quitté son poste. Je me pose en suspension sur les bras du fauteuil du salon, au-dessus du chat qui dort. Je le caresse pendant une éternité, hypnotisé par la guirlande lumineuse du sapin de Noël qui bat un rythme à trois temps. Trois syllabes.